Entretien Nicolas — Gaël

Nicolas Ledoux / Gaël Davrinche, 2013

Ce qui m'a tout de suite intéressé dans ton travail, c'est la présence d'une autre peinture dans ta peinture, ce jeu intrigant de la référence qui est à la fois, je pense, hommage et filiation. Un besoin, une nécessité de s'inscrire dans une Histoire. La peinture est l'art de la référence. Souvent un exercice privé, un prolongement du travail d'école où l'enseignement fonctionne par analogie. Cette approche a atteint ses limites, d'un point de vue conceptuel, avec les appropriationnistes et les simulationnistes. Ton cas est plus complexe, peut-être ambigu aussi. Une manière d'entrer en Peinture, sans peindre tout à fait, à une époque où il est très difficile de peindre.

Quand j’ai développé la série des « Revisités », qui s’est déroulée sur une période de six ans, j’ai commencé par chercher des pères dans l’histoire de la peinture. Je n’avais pas envie de faire une peinture sérieuse, ostentatoire et pédante. Je préférais m’amuser à révéler ce que les grands maîtres de l’époque ne montraient qu’à demi-mot, par un principe d’exagération franche et drolatique. Cette série a eu pour effet de m’attacher directement à l’histoire de l’art, sans pour autant m'y inscrire.

Je ne peux pas nier appartenir, par la forme, à ce que, conceptuellement parlant, les appropriationnistes ou les simulationnistes ont développé. Pourtant, en ce qui me concerne, ce n’est pas leur manifeste qui a motivé ma production, mais plutôt une volonté de faire mes classes, comme un autodidacte qui se confronterait directement, non seulement aux techniques diverses abordées par tel ou tel maître, mais aux prétextes qui les amenaient à réaliser telle ou telle œuvre. Ainsi, au travers des différents portraits que je me suis réappropriés, un turban, une fraise, ou une robe devenait l’intérêt même de l’image, loin devant le portrait, relégué au second plan. C’est peut-être pour cette raison que tu as le sentiment que je ne rentre pas totalement en Peinture, tout en y baignant précisément jusqu’au cou. Faisant alors l’économie du sujet, il ne me restait plus que la facture et le dessin : soit l’essence même de la Peinture !

Faire l'économie du sujet est une manière de se débarrasser d'un des paramètres essentiels de la peinture pour se concentrer sur une approche plus conceptuelle et inversement, sur la technique… C'est un peu le grand écart. Le sujet en peinture rassure et peut rapporter quand il fonctionne à la commande. C'est, en ces temps de zapping visuel, une belle opportunité pour les peintres qui produisent quant à eux des images lentes et fixes. Je trouve intéressante d'abandonner volontairement le sujet, qui, dans le contexte actuel à la fois de profusion et d'épuisement des images par la publicité, l'Internet est un geste à rebours. Plutôt que de jouer la surenchère, tu interroges l'Histoire et le regard de la peinture sur la société de l'époque – laquelle résonne étrangement avec la notre.

Oui, c'est une alternative, mais c’est surtout une critique sévère au regard de la profusion d’images « déchets » qui polluent notre quotidien. Nous vivons et alimentons une société d’hyperconsommation qui tend à confiner à l’absurde et au ridicule. La série des « Portraits et accessoires » interroge nos comportements sociaux, parfois avec humour, poésie, voire sarcasme. 

La question de l’habillement est une constante à travers l’Histoire. Elle est révélatrice des statuts sociaux et identitaires d’une communauté. Le recours à ces objets, souvent superflus dont nous nous affublons, nous projette à travers un certain réseau sociétal. J’aime jouer avec ces codes au moyen d’accessoires détournés de leur fonction, questionner sur ces préoccupations et laisser le sens ouvert à la libre interprétation du regardeur. Déjà, lorsque Van Eyck ou Rembrandt se tiraient le portrait avec tel ou tel turban, le prétexte n’était plus la figure humaine, mais l’accessoire, et plus encore, la couleur : une véritable question de peinture. Le sujet devenait secondaire au profit d’une réflexion sur l’image et sa qualité, pour elle-même.

Le fait de les agrandir et de dépasser souvent l'échelle 1:1 accentue ce jeu. Pourquoi utilises-tu de si grands formats ?

J'ai commencé à utiliser ce format vertical de 160 x 200 cm en 2001. Je sortais à peine des Beaux-arts de Paris et je m'intéressais à la représentation du monde chez l'enfant. C'est pour avoir lu dans un ouvrage de Georges-Henri Luquet, (pionnier de l'étude du dessin enfantin), qu'à l'âge où les enfants représentent des bonshommes avec les bras écartés et les doigts qui s'allongent, ils n'ont de réelle appréhension du monde que dans leurs limites corporelles. En d'autres termes, leur monde se résume à ce qu'ils sont capables d'attraper. J'ai aimé ce concept d'un espace pictural à l'échelle de mon envergure. Depuis, j'ai gardé ce format. Par ailleurs, je peins au sol, à plat, la toile encore non enchâssée. Cela engendre une immersion totale dans l'image, je me déplace dessus, pour ne pas dire dedans, avec une très grande proximité. J’aime m'y perdre… La couleur finit par dominer mon champ visuel, le sujet disparaît, je nage dans l’abstraction la plus totale, ne m’intéressant qu’aux passages d’une teinte à une autre. 

Me vient en mémoire cette photographie très connue de Jackson Pollock dans son atelier qui projette la peinture sur la toile et dont le mouvement du bras devient celui de la main. C'est une question de distance. Comment gères-tu cette ce relatif manque de recul dû au fait que tu peins au dessus de la toile ? Cela t'aide-t-il à échapper à une expression trop réaliste ?

La maîtrise de l’ensemble ne peut avoir lieu que lorsque je me relève pour prendre de la hauteur et percevoir les choses dans leur ensemble. Je n’ai de cesse de faire des allers-retours entre contact charnel avec « Peinture » et prise de distance pour découvrir le tableau qui s’élabore. « Peinture » est d’ailleurs, pour moi, personnifiée. J’ai quotidiennement rendez-vous avec elle… On se cherche, on s’observe, on dialogue en silence, et puis on se trouve. C’est un peu comme si nous jouions aux échecs. Dès lors qu’une touche est posée, la stratégie s’engage, l’image évolue, change et rechange. Si j’avais démarré autrement, le résultat final aurait été tout autre. Ce dernier est souvent très frontal, pour ne pas dire brutal, un peu provocateur, et cela est en effet accentué par l’échelle des portraits qui avoisine les 200%. Ces grands formats, qui m’obligent à zoomer dans l’image au moment où je peins, m’incitent à me projeter dans le paysage en m’évitant peut-être ainsi de verser dans le registre anecdotique du portrait. Avant même de décrire le sujet qui pourtant saute à la figure, je tente de rendre visible la peinture comme expression de la couleur, de la touche, de la matière, du geste, de mon état sensible à l’instant T. Il s’agit là d’une réelle rivalité, entre Peinture et sujet, l’un tentant constamment de voler la vedette à l’autre.

Ton rapport au sujet a évolué. Tu es plus présent dans tes toiles, ainsi que tes proches. L'Histoire de l'art laisse place à ta propre histoire…

L’ensemble de mon travail réside dans la quête du père, la recherche du guide, les états transitoires liés à l’idée d’éducation. Je cherche à parler d’exemplarité en même temps que d’émancipation. On ne devient jamais intéressant en imitant quelqu’un d’autre, fût-il parfait. Quelqu’un va m’inspirer justement parce qu’il est inimitable. Non pas exemplaire comme bon exemple à copier, mais exemplaire au sens où il l’est devenu lui-même, qu’il a réussi à actualiser sa puissance unique. En période de crise, de perte de repères, on entend toujours qu’il faut retrouver des bons exemples à imiter, mais je crois qu’on a besoin au contraire de réinventer le monde de demain. C’est ce que j’essaie de faire.

La présence de ton épouse ou d'amis semble intervenir sur un autre mode. Peux-tu nous en dire davantage sur ce point ?

Peindre ses proches revient peut-être à se peindre soi. On peut établir un parallèle avec quiconque se dépeindrait sur un réseau social, l’impudeur en moins. L’identité véhiculée ne se révèle qu’à celui qui est attentif. Cela demande du temps. À l’heure où notre société capitaliste bat de l’aile, où notre monde politique et économique marche sur la tête, où la pudeur s’amenuise à mesure que les images de soi se multiplient et se diffusent, ma nécessité à peindre ne fait que s’accroître. J’éprouve aujourd’hui plus que jamais le besoin d’interroger l’individu sur sa position dans notre société, son rôle, son attitude, sa relation au monde et aux autres, ses aspirations, ses contradictions… C’est de cette association entre portrait digne et accessoire que par le médium de la peinture, un médium long dans son sa mise en œuvre, en résistance avec l’accélération de nos rythmes de vie où l’homme est tiraillé entre les désirs qu’on lui provoque et son incapacité à les assouvir, que je tente d’interroger autrui sur son rôle et la place qu’il occupe dans nos sociétés essoufflées.

Tu ajoutes un objet dans tes portraits récents, peux-tu nous expliquer pourquoi ? Ces objets sont souvent peints avec une facture et un style différents. C'est assez déroutant et intéressant quand cela crée une opposition, un paradoxe : bien peint / mal peint, réaliste / abstrait etc., comme si l'espace juste était celui de l'entre-deux et qu'il demeurait en réserve.

En effet, lorsque j’ai commencé cette série des portraits de mes contemporains, pour délaisser ceux que j’empruntais aux grands maîtres de l’histoire de l’art, je me suis d’abord interrogé sur la pertinence à faire et refaire des portraits peints, aujourd’hui, en 2013. Profondément enraciné dans la culture occidentale, le genre du portrait s’exprime souvent à la croisée des chemins entre le sacré et le profane, la société et l’individu. En réalité, depuis le début, je fuis la figure. Je réalise que je ne peins pas des portraits mais des non-portraits, la figure étant reléguée au second plan par l’accessoire. Tantôt poétiques, tantôt critiques, sarcastiques ou humoristiques, mes portraits ou autoportraits prennent une étrange tournure dont le sens reste obscur, incompréhensible, tout au mieux interrogatif, entre humour et gravité. Ils expriment cette dualité entre l’être et le paraître. L’accessoire est synonyme de superflu, de dérisoire, d’insignifiant. Il flatte l’ego et peut parfois contribuer à l’accès à une certaine classe sociale. Les accessoires représentés dans mes peintures peuvent avoir la fonction symbolique d’éclairer l’activité du personnage mais utilisés à contre-emploi, ils peuvent également ouvrir le portrait au champ joyeux de la curiosité d’interprétation. 

La dichotomie entre les différentes écritures au sein d'une même œuvre tend à disparaître, pour une raison que je ne m’explique pas encore. Sans doute ai-je besoin d’aller au plus proche de la réalité au sein d’un même format pour mieux détruire dans d’autres propositions comme les « Kalachnikov ». Je fais actuellement le grand écart dans la diversité des écritures mais sur des toiles différentes.

En ce qui concerne l’entre-deux dont tu parles, il n’est plus peint mais vécu. Il n’existe que dans la réalité de mon action, puisque je n’ai de cesse de chercher l’équilibre entre les deux pratiques dans cette opposition. Je peins au quotidien, en fonction de mes humeurs. C’est « Peinture » qui provoque.

On a souvent déclaré la Peinture « morte », mais en bon zombie, elle resurgit toujours. Les bannis d'un moment se relèvent ensuite, les peintres de la culture populaire américaine en sont un bon exemple : Ed « Big Daddy » Roth, Joe Coleman, Peter Saul, dans trois genres différents. Chez nous, c'est – comme souvent – plus compliqué et donc plus intéressant : une ligne conceptuelle avec Claude Rutault, Martin Barré, Miquel Mont etc. Quelques abstraits suisses, une pléiade de figuratifs, hyperréalistes, de Stéphane Pencréac'h à Élodie Lesourd etc. Apparition, disparition, bataille de territoire et de représentation. Le marché de l'art manipule les tendances, les come-back. Tu participes à cette nébuleuse. Comment vois-tu ta place dans ces histoires qui construisent tant bien que mal une Histoire de la peinture ?

La peinture n’est jamais morte, contrairement à ce que certains faiseurs de tendances ont pu laisser croire. Un médium émergent ne vient pas forcément en remplacer un autre, bien au contraire. Je n’ai jamais douté de mon moyen et support d’expression, ni même ne me suis posé la question de sa légitimité. Je me suis en revanche interrogé sur la diffusion de la peinture dans les institutions. Les modes et les tendances n’ont que peu de poids sur mes préoccupations artistiques. J’ai plaisir à découvrir des œuvres quels qu’en soient les médiums, tant que la qualité est au rendez-vous. Quant à ma place, patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage, n’est-ce pas ? La tendance est par définition éphémère, les médias ont besoin de se nourrir et n’échappent pas à  cette consommation d’images effrénée évoquée ensemble. Des commentaires de toutes sortes ont été faits sur mon travail. Il véhicule souvent des ressentis opposés, ce qui me conforte  encore une fois dans la nécessité de me concentrer sur ce que j’ai à faire avec « Peinture » (cf. occurrences précédentes).  Il n’est pas de mon ressort de rentrer ou non dans une histoire de la peinture. Je peins chaque jour, et ce encore pour une bonne quarantaine d’années… Il sera peut-être temps alors de parler d’Histoire.

Tu as récemment exposé à Shanghai. Peux-tu nous parler un peu de cette expérience, notamment de la confrontation de de ton travail à un regard et une culture différents ?

Beaucoup se sont demandés si je n’étais pas fou. La présence des accessoires portés de façon incongrue a suscité de nombreuses interrogations. Shanghai étant une ville très cosmopolite, j’ai néanmoins eu l’impression que le regard des gens était suffisamment aiguisé pour accueillir ce type de proposition. Mon exposition a été très appréciée, j’attends la suite avec impatience.

Je me pose souvent la question de la « suite » chez les peintres qui travaillent dans un moment long, à l'opposé de leur geste. Les peintres mûrissent et vieillissent toujours au contact de leur peinture. Cette vision finalement romantique est accentuée par les photographies qui ont traversé nos mémoires et les catalogues d'artistes vieillissants, au regard piquant et cruel. Je pense à Picabia ou Matisse, Leroy aussi. Comment aujourd'hui peut-on se libérer de cette vision un peu nostalgique qui brouille la netteté des œuvres ? Ainsi certains artistes ont réussi à se protéger et à protéger d'eux mêmes leur œuvre. Je pense à Olivier Mosset ou Martin Barré par exemple. La peinture est un art souvent narcissique. Comment vis-tu cela ? Et comment imagines-tu la suite ? Connais-tu tes prochaines peintures ? 

J’ai le sentiment que si nostalgie il y a, c’est qu’il y a aussi affect. Faut-il en avoir peur ? Un artiste qui touche par son œuvre ne peut à mon sens que provoquer une nostalgie future. Les livres et les photographies fixent et figent le temps. Ces supports vieillissent, se patinent et mettent en lumière la temporalité en accentuant la notion de passé. L’objet qui reste, parce qu’il appartient à une époque précise, devient matière à nostalgie. Vouloir se libérer de cette vision nostalgique me paraît être l’exemple même du narcissisme puisque cela revient à se préoccuper non pas de l’essentiel : – l’expression artistique –, mais de la communication sur sa propre image et son travail. Ma quête se trouve ailleurs.

Si l’on s’en remet à la définition du narcissisme selon Pierre Legendre, dans une perspective anthropologique, il est question d’une autofondation du sujet, de l’abolition du discours de la limite, de la destitution des figures séparatrices de l'autorité. Comme il l'écrit : « Ainsi la fonction sociale de l’autorité a-t-elle pour visée d’infliger au sujet qu’il renonce au totalitarisme, à sa représentation d’être tout, c'est-à-dire en définitive de le limiter ». Chez moi, l’expression du narcissisme s’est faite peinture. La vie a fait que me suis retrouvé dépourvu d’autorité, raison pour laquelle je l’ai cherchée en même temps que je ne pouvais l’accepter. C’est en partie pour ces raisons que je suis devenu peintre. Le dessin enfantin comme constat du manque ; les « Revisités » comme quête du guide ; les « Portraits et accessoires » comme destruction du modèle. 

Concernant mes prochaines peintures, elles seront forcément en rupture avec celles que je réalise aujourd’hui puisque, toujours, je détruis ce que j'ai construit. Trop de patience m’emmène vers une gestualité brutale qui à son tour m’épuise et m’impose un retour au calme.